quarta-feira, 3 de outubro de 2012

Les dilemmes de la justice

Démêler l’écheveau complexe de la justice sociale, telle est l’ambition de la philosophe américaine Nancy Fraser, soucieuse d’articuler ses dimensions économiques, symboliques et politiques.
Nancy Fraser n’a rien de la philosophe dans sa tour d’ivoire. Elle n’a de cesse de comprendre les luttes sociales et d’inscrire sa réflexion théorique dans le combat pour la justice. Cette grande figure de la philosophie américaine s’attache à rendre productive la tension qui l’habite entre son intérêt pour les questions les plus abstraites et son engagement chevillé au corps. Née à Baltimore dans le Maryland après la guerre, elle lutte très tôt contre la ségrégation raciale qui sévit dans cette ville du Sud. Encore lycéenne, elle se bat pour que les coiffeurs, les autobus, les restaurants… soient tous ouverts aux Noirs. C’est le début d’un long parcours militant, typique de la génération 68 américaine, qui la conduit à s’engager dans le mouvement étudiant, à lutter contre la guerre du Viêtnam, et à épouser la cause féministe. Après le premier cycle, elle quitte même l’université pour militer à temps plein en faveur des mal-logés durant cinq ans. Mais cet engagement ne la satisfait pas pleinement : elle retourne donc sur les bancs de l’université, obtient son doctorat de philosophie avant de devenir universitaire.
« Je ne suis pas un penseur purement conceptuel » nous explique-t-elle. «  J’ai toujours cherché à comprendre les enjeux politiques et sociaux de notre temps ainsi que les possibilités d’émancipation ». Elle s’est beaucoup attachée à l’analyse renouvelée de l’espace public (voir encadré) et à la théorisation de la justice sociale. Si elle admet l’importance de la question de la reconnaissance, elle estime que la justice ne s’y réduit pas. Assurément complexe et multidimensionnelle, cette dernière pose de nouveaux défis. Comment articuler les dimensions économiques, culturelles, politiques de la justice dans un monde global où les problèmes sont de plus en plus transnationaux et où les différentes parties ne s’entendent pas sur les termes du débat ? Nous sommes entrés pour reprendre son expression dans l’ère d’une « justice anormale » où plus rien ne va de soi. C’est à cette question qu’elle s’attache cette année à Paris où elle occupe une chaire Blaise Pascal de l’EHESS.

Dans les débats sur la justice, vous vous êtes attachée à articuler redistribution et reconnaissance. Pouvez-vous nous éclairer sur le contexte qui vous y a conduit ?

J’ai commencé à travailler sur cette question au milieu des années 1990. Il y avait surtout aux États-Unis un divorce au sein de la gauche entre ceux qui adoptaient une perspective économique ou distributive et un nouveau courant qui s’intéressait aux « politiques de reconnaissance », en focalisant son attention sur les questions d’identité et de différence, en particulier celle des minorités. Les premiers, dans une conception marxiste, comprenaient la justice sociale en s’attachant aux aspects économiques de la domination et en utilisant le concept de classe sociale. Les seconds, les tenants de la reconnaissance, s’intéressaient davantage aux dimensions culturelles et symboliques de la domination qui pesaient fortement sur un certain nombre de groupes, tels les Noirs, les femmes, les gays et les lesbiennes… Il y avait entre ces deux courants une forte méfiance. Les premiers estimaient que les seconds perdaient de vue l’essentiel, à savoir la réalité économique de la question sociale, les « culturalistes », eux, percevaient les premiers comme démodés, réducteurs, des marxistes qui n’avaient rien compris à l’importance de la domination symbolique. Je suis devenue convaincue que cette division était improductive et qu’il y avait du vrai des deux côtés. J’ai donc cherché à intégrer ces deux paradigmes : la redistribution et la reconnaissance. Mon idée était qu’aucun des deux ne pouvait saisir tous les types d’injustices de notre monde. Les marxistes avaient tort de penser que l’on pouvait tout réduire à l’économie et les culturalistes avaient tort de penser qu’on pouvait tout réduire à l’ordre symbolique.

C’est pourtant la question de la reconnaissance qui semble avoir pris le dessus, en particulier aux États-Unis…

Oui. Il y a eu un changement important au début des années 1990 dans le langage utilisé par les mouvements qui luttaient pour plus de justice. Alors qu’auparavant, le langage dominant était celui de la redistribution, c’est désormais le langage de l’identité, de la différence, de la reconnaissance qui prévaut. Ce qui me conduit à faire deux sérieuses critiques. Il y a d’abord ce que j’appelle le problème de l’évincement. Les multiculturalistes ont fait une critique légitime et valide de l’économisme. Mais au lieu qu’émerge de cette critique une représentation enrichie de la justice, qui aurait intégré les deux dimensions, la reconnaissance a évincé la question de la redistribution des richesses. D’où le slogan que j’ai adopté : « Pas de reconnaissance sans redistribution ».
Le second problème que j’ai dénoncé est celui de la réification. Qu’il s’agisse du féminisme, de l’antiracisme, des mouvements gays et lesbiens, dès lors qu’ils sont pris dans une politique identitaire, ils affirment une identité de groupe qu’ils figent et ils renforcent les stéréotypes. La lutte pour la reconnaissance selon moi n’est pas une revendication pour valoriser l’identité spécifique d’un groupe (qu’il s’agisse d’une identité féminine, ou noire, etc.), mais plutôt la revendication d’un statut égal, celui de pair dans les interactions sociales. C’est ce que j’appelle un modèle statutaire de la reconnaissance que j’oppose au modèle identitaire.

Vous avez été plus loin encore dans votre théorie de la justice en ajoutant un troisième terme : celui de représentation. Pourquoi ?

Il y a une dizaine d’années, j’ai été peu à peu convaincue que ce modèle à deux dimensions, distribution-reconnaissance, était insuffisant. Je me suis inspirée de Max Weber qui dans Économie et société fait une célèbre distinction entre trois strates : la classe, le statut et ce qu’il appelle le parti. La distribution correspond chez moi à la classe sociale, la reconnaissance au statut. Il me manquait donc une troisième dimension qui serait proprement politique et se distinguerait de l’économique (la classe), et du culturel (le statut) : j’ai donc introduit la question de la représentation.
Pour comprendre pourquoi cette dimension politique est indispensable, il suffit de faire une petite expérience de pensée. Supposons que nous parvenons à éliminer toutes les injustices liées à la distribution des richesses et supposons que nous parvenons à surmonter toutes les injustices liées au déni de reconnaissance, est-ce qu’il resterait encore de l’injustice, un obstacle qui empêcherait une partie des gens d’être représentés comme les autres dans la vie sociale ? Oui. Si vous avez un système politique qui dénie systématiquement l’accès à la représentation politique de certains groupes qui par conséquent ne peuvent jamais voir leurs idées débattues au Parlement. Par exemple, dans le système américain où comme l’on dit « the winner takes all » (le gagnant emporte tout), autrement dit dans un système politique qui n’est pas proportionnel. Mais c’est surtout la question de la globalisation et des injustices transnationales qui m’a guidée. Car la question de la représentation ne se pose pas seulement dans un cadre national.

Vous en êtes finalement venue à parler de « justice anormale ». Que désignez-vous par là ?

Mon travail actuel porte sur ce que j’appelle les injustices de « malcadrage » (misframing) qui surviennent quand on utilise le mauvais cadre pour aborder une question de justice. Je vous donne un exemple. Certains syndicats canadiens insistent pour que leur État n’autorise pas l’importation de produits fabriqués dans des pays qui n’ont pas de solides lois pour la protection de l’environnement et des travailleurs. Mais certains syndicats représentant des travailleurs de pays du tiers-monde rétorquent que leurs pays ne peuvent pas respecter les normes qu’ils réclament. Insister sur le respect de ces normes équivaut à promouvoir un protectionnisme injuste et à les léser. On le voit, cette question est débattue en Amérique du Nord mais aussi dans un espace public transnational. Tandis que les premiers insistent sur le fait qu’il s’agit d’une question politique, les autres insistent sur le fait qu’il s’agit d’un problème économique qui ne concerne pas seulement la communauté nationale canadienne mais plus largement la classe des travailleurs dans le monde entier. Qui sont alors les sujets légitimes de la justice ? Les Canadiens, le monde entier ? Il n’y a pas d’accord sur les termes mêmes de la justice. C’est ce que j’appelle la « justice anormale »
Nous sommes dans une situation nouvelle qui réclame d’autres manières de penser. Dans les démocraties sociales de l’après-Seconde Guerre mondiale, on présupposait que la justice était d’abord un problème de distribution et qu’elle était une affaire nationale concernant les citoyens de l’État-nation. Aujourd’hui, beaucoup de désaccords portent sur « ce qu’est » la justice (reconnaissance, redistribution, représentation politique…), mais aussi sur « qui » doit être pris en compte.

Est-ce une théorie tragique qui marquerait qu’il y a des positions inconciliables et qu’il est peut-être impossible de construire une théorie unique de la justice ? Ou bien est-elle en attente d’une résolution ?

Il y a un bon côté et un mauvais côté dans la justice anormale. Le bon côté de cette situation, c’est l’ouverture à des conceptions différentes de la justice, à plusieurs échelles, même si c’est sur un mode conflictuel. Le mauvais côté de la justice anormale, c’est la capacité réduite pour parvenir réellement à une solution légitime et efficace aux injustices. Mon but n’est ni de célébrer l’anormalité comme un nouvel état libéré ni de m’empresser de trouver une nouvelle norme. Toute nouvelle norme tend à exclure quelque chose. Mais nous avons la chance aujourd’hui de développer une pensée plus réflexive de la justice.

Couverture Mensuel N° 203

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